Elections

Bonjour,

Au vu des résultats des élections de dimanche dernier, auxquelles nous nous sommes abstenus, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns pour en discuter.

Certains d'entre nous se sont retrouvés sur les mêmes positions, d'autres non. Trois d'entre-nous, dont moi-même, avons décidé, en tant qu'individus, de signer un texte que nous avons jugé important de communiquer à la presse libertaire, en vue d'amorcer une réflexion et un débat sur les circonstances du prochain vote.

Le comité de rédaction du Monde libertaire a décidé de ne pas publier ce texte pour l'instant. Pourtant, nous avions précisé que nous voulions sortir des questions binaires, désacraliser le vote, et souligner que nous sommes dans une situation exceptionnelle, qui appelle une réponse ponctuelle. Nous pensons qu'il est la seule manière d'empêcher l'extrême-droite d'arriver au pouvoir. Nous considérons que ce vote équivaut à un contrat léonin, c'est-à-dire qu'il nous est forcé contre notre gré, et donc nous ne nous sentons nullement engagés par lui, et en plus qu'il est exceptionnel et ponctuel. Nous avons aussi précisé que nous pensions que ML devait être ouvert à un débat non dogmatique, et nous appellions à présenter ce texte avec d'autres positions. Hélas, il en a été autrement.
J'espère que notre liste pourra aussi confronter d'autres positions, même si maintenant les délais sont courts pour réfléchir. Malheureusement, ce retard dans notre communication ne nous est pas imputable...
J'ajouterai enfin, à titre personnel, que je ne partage absolument pas l'opinion de l'extrême-gauche, qui adopte comme en 33 une politique du pire et risque d'envoyer les jeunes à une nouvelle guerre, civile cette fois. Et que considérer que d'autres voteront à notre place pour Chirac, qui l'emportera grâce à eux, c'est profiter des avantages d'un combat que d'autres ont mené.

Ronald Creagh

Voici le texte sans autre commentaire:

Un vote léoninSuivant une longue tradition, les organisations anarchistes prônent l¹abstention. Les arguments ne manquent pas : nous vivons une parodie de démocratie, dans laquelle on nous demande de signer un chèque en blanc à la classe dirigeante. Voter revient à donner pleins pouvoirs à cet État que nous combattons et la fin ne justifie pas les moyens. Le rejet de la politique politicienne entraîne les anarchistes à ne pas constituer de parti politique et à se préparer pour un « troisième tour », social celui-là.
Il est évident que nos démocraties relèvent de la gesticulation plus que de la réalité. Que dans ces conditions voter consiste à demander à autrui de nous prendre en charge. Qu¹après avoir mené campagne pour l¹abstention, c¹est nous déjuger que d¹aller voter.
Sommes-nous acculés au choix entre l¹opportunisme et l¹intégrité personnelle ?

Il ne faut pas confondre éthique et moralisme. L¹éthique est un ensemble de principes auxquels nous sommes attachés et que nous défendons jusqu¹au bout. Mais ces principes doivent être soumis à notre jugement individuel : en effet, il faut tenir compte des circonstances historiques, des personnes, etc. L¹anarchisme est justement le refus du moralisme, c¹est-à-dire de l¹esclavage d¹une loi que nous ne faisons pas vivre en nous.

Le système représentatif, parce qu¹il est lié à l¹existence d¹un État, peut engendrer le totalitarisme et la dictature. Cela est même inscrit dans sa constitution : en France, par exemple, il y a le sinistre article 16. Tout gouvernement peut déclarer l¹état de siège, et nous savons comment le plan vigie-pirates et la lutte contre un terrorisme, inacceptable d¹ailleurs, engendrent des dérives impardonnables.

C¹est parce que la démocratie, telle que nous la connaissons, n¹est qu¹une représentation théâtrale nous réduisant à la condition de simple spectateur que, contrairement à l¹ensemble de la population, nous ne pouvons pas considérer les élections comme une liturgie sacrée, le sacre d¹un président ou d¹un pouvoir quelconque. Pour nous, le vote ne relève pas de l¹éthique mais de l¹opportunité, de la pertinence.

De même, dit-on, la fin ne justifie pas les moyens quand ces moyens sont immoraux. Mais si le politique doit rester soumis aux principes de l¹éthique, tous les moyens ne relèvent pas nécessairement de celle-ci. Décider collectivement de la couleur des réverbères ou de la date pour tailler les arbres d¹un parc public est a priori moralement indifférent. Le lien entre les moyens et les fins est d¹ailleurs souvent imprévisible : des moyens généreux peuvent aboutir à des catastrophes et des effets pervers ; et ce n¹est souvent qu¹après coup, devant les résultats, qu¹on peut juger de la pertinence de ces moyens et, éventuellement, de leur valeur éthique.

Cela s¹applique au vote. Les organisations anarchistes admettent parfaitement le vote dans leurs délibérations, même si elles préfèrent le consensus ou d¹autres formes de décision, en fonction des circonstances.
Elles ont généralement refusé de voter sur le plan de la politique politicienne et dans le cadre d¹une démocratie « représentative », précisément pour montrer que le système politique ne relève pas du religieux et pour remettre en cause cette représentation, qui instaure de fait un système de domination par une « élite » politique. Les libertaires entendent se prendre en charge directement, sur les plans individuel et collectif.

Nous ne nous livrerons donc pas au jeu qui consiste à culpabiliser les protestataires ou les abstentionnistes, parce que le vote dépend d¹un choix pragmatique, non d¹un acte religieux ou moral.[1] <#_ftn1>

Mais il en est autrement pour ceux qui croient au caractère sacré du vote. Près de cinq millions de personnes ont accordé le droit de les représenter à un député au Parlement européen que même la justice avait déchu de ses fonctions. Parler de vote de mécontentement ou de sanction revient à noyer le problème. Que des constitutions démocratiques puissent permettre l¹accès de tels individus au pouvoir en dit long sur leur pourrissement. Nos institutions et l¹équilibre des pouvoirs ne sortiront pas indemnes de cette monstruosité. Nous essayons d¹être fidèles à nos principes libertaires, mais nous sommes aussi des incroyants. Les évidences des uns ne sont pas celles des autres et nous devons dialoguer ensemble pour mieux comprendre les conditions historiques actuelles.

Nous vivons une situation de conflit profond. Ce n¹est pas encore la guerre civile. Les démonstrations dans les rues, si elles sont nécessaires, ne suffisent pas à lutter contre la structure autoritaire de la société française, ni surtout contre la vérole fasciste. Elles donneront bonne conscience, permettront à une population dépressive et autoflagellante de se dédouaner à bon marché d¹un vague sentiment de culpabilité, elles aboutiront à quelques images éphémères sur nos chaînes de télévision.

Nous voterons sans illusion, sachant que politiquement parlant notre acte sera considéré comme une délégation de pouvoirs, alors qu¹il s¹agit d¹un contrat léonin auquel nous ne nous sentirons pas tenus, nous qui luttons pour une société de justice et d¹égalité ouverte sur l¹autre. Notre combat, puisqu¹il faut parler en ces termes, se situera et se poursuivra dans tous les autres champs, sur l¹ensemble des domaines de la vie sociale, en mettant en ¦uvre des pratiques d¹action directe : l¹économique, le médiatique, l¹organisationnel, le monde des idées et celui des actions, sans oublier la dimension internationale car la dérive actuelle n¹est pas propre à la France.

Nous refusons d¹être une avant-garde : nous publions ce texte pour engager la discussion, non pour dicter les choix. Notre décision n¹engage que nous et nous respecterons celle des autres. Mais nous rejetterons toute inclination au dogmatisme, y compris en nous-mêmes. La mouvance libertaire n¹est pas monolithique, fort heureusement.

Ronald Creagh, Jean-Jacques Gandini, Danièle Haas

[1] C¹est d¹ailleurs aussi absurde : dénoncer les protestataires, c¹est refuser le jeu démocratique, dénoncer les abstentionnistes, c¹est refuser de voir que l¹augmentation du nombre de voix pour Le Pen ne dépend pas d¹eux. C¹est reprocher aux uns et aux autres de ne pas être omniscients et de n¹avoir pas voté pour Jospin, le candidat de gauche le mieux placé. Voter pour le finaliste présumé trahit le mépris pour les autres candidats ; cela réduit la multiplicité des candidatures à un leurre et limite les options à un choix binaire. Qu¹une majorité de personnes pense ainsi est le symptôme d¹une société lobotomisée par la pensée binaire.